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François Ruffin au « Monde » : « On ne doit pas devenir la gauche des métropoles contre la droite et l’extrême droite des bourgs et des champs »
Le député LFI pense que le blocage des institutions peut être « positif » et permettre « la réorientation » de la politique d’Emmanuel Macron.
Fraîchement réélu député de la Somme sous la bannière de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), François Ruffin veut faire entendre sa différence au sein de La France insoumise (LFI). Pour lutter contre la montée de l’extrême droite, il plaide pour un discours de gauche tourné vers la classe ouvrière. Quitte à contester la ligne de Jean-Luc Mélenchon.
Quelle est votre analyse des résultats des législatives ?
Macron est mis en minorité ! C’est une victoire et un fait inédit dans la Ve République : que la présidentielle ne débouche pas sur un raz-de-marée. L’Assemblée nationale cessera d’être une chambre d’enregistrement des désirs du président, il n’y aura plus de votes automatiques, pléthoriques. On retrouvera la place pour le débat.
Et même, enfin, ça bloque ! C’est positif. Ils ont foncé dans le mur pendant des décennies, avec leurs réformes, leur obsession de la « concurrence libre et non faussée » partout, à l’université, sur le rail, dans l’agriculture… Là, enfin, c’est un point d’arrêt, et il faut tout faire pour le transformer en réorientation.
Comment regardez-vous le score du Rassemblement national (RN) ?
Je suis sur le front de la Somme. Je parle de là où j’habite. Je réussis un exploit électoral : 65 % à Flixecourt contre le RN, où Marine Le Pen fait le même score à la présidentielle… Mais c’est une exception. En Picardie, c’est huit députés RN sur dix-sept circonscriptions, il y en a six sur douze dans le Pas-de-Calais, six sur vingt-quatre dans le Nord.
Vous avez été surpris par le nombre de députés d’extrême droite ?
Non, pas du tout. Je n’ai pas eu un moment d’étonnement. Quand on vit en Picardie, on a d’autres lunettes que quand on vit à Paris, que l’on est en Ile-de-France, où le RN n’existe pas.
L’entre-deux-tours était polarisé entre Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon. Etait-ce une erreur ?
C’est très bien d’avoir posé l’idée du troisième tour, d’une revanche sur Macron. Même si je ne pensais pas possible d’avoir une majorité : encore une fois, parce qu’avec mes lunettes picardes, je ne voyais pas vraiment la vie politique en rose…
Après la présidentielle, au vu des résultats, d’un Mélenchon très fort dans les quartiers, dans les métropoles, mais plus en difficulté dans les Frances périphériques, des « gilets jaunes », j’interrogeais : on va les rechercher, ceux-là, ces territoires, ou on les abandonne au RN ? La question se pose avec encore plus d’acuité aujourd’hui.
Le secrétaire national du Parti communiste, Fabien Roussel, dit que la Nupes n’a parlé qu’à une partie du pays. C’est un constat juste ?
En tout cas, on ne doit pas devenir la gauche des métropoles contre la droite et l’extrême droite des bourgs et des champs, qu’on leur laisserait.
C’est d’autant plus tragique dans d’anciennes terres rouges, industrielles, comme chez moi, ou dans le Midi rouge. C’est pour moi un devoir moral, et un devoir électoral : comment prétendre devenir majoritaire, sans eux ?
Quels sont les sujets par lesquels vous pouvez reconquérir ces territoires ?
Faire campagne, c’est passer un message en trente secondes. Je demandais aux gens : « Vos salaires ont triplé ? Vos retraites ont triplé ? Vos APL [aides au logement] ont triplé ? » Les gens rigolaient, ou protestaient : « Bah non, non… » Et j’expliquais : « Parce que les grandes fortunes ont triplé sous Macron. Donc, il ne faut pas qu’ils se gavent en haut pendant qu’on nous rationne en bas. »
Les habitants approuvent, ça leur paraît juste. Et poser le partage, c’est repartir d’une base de gauche. Chez moi, je gagne sur ça : la division entre « les petits » et « les gros », sur une exigence de justice.
Comment expliquer cette pénétration des idées du RN ?
On ne comprend rien sans partir des années 1980, de la chute de l’industrie. Je l’ai déjà répété mille fois, mais la mondialisation a tracé une ligne entre vainqueurs et vaincus.
Le textile, dans la Somme, est laminé en dix ans, la métallurgie suit, avec des délocalisations en série. Le taux de chômage chez les ouvriers quadruple, pendant qu’il stagne dans les professions intermédiaires. Or, dès les années 1990, dès la chute du mur de Berlin, le RN a répondu à cette demande de protection des classes populaires, en passant du libéralisme au protectionnisme, pendant que la « gauche » signait des traités européens, des accords du GATT, présidait l’OMC [l’Organisation mondiale du commerce].
A cette crise s’est ajoutée celle de 2005, du non au traité constitutionnel européen : 80 % des ouvriers votent contre. C’est désormais clair : le projet libéral devient minoritaire dans le pays. Et pourtant, ils ont continué. Et ça se traduit avec la crise des « gilets jaunes ».
Cela pouvait être un moment salvateur pour le pays, de dialogue, avec une France jusqu’alors silencieuse. Mais à la place d’un compromis, Emmanuel Macron les désigne comme factieux, efface leurs traces sur les ronds-points, les maltraite par la matraque, et noie tout ça dans le blabla du grand débat. Il a cru gagner. Mais ce qui est refoulé revient par le plus mauvais des biais.
Pour revenir sur la campagne, quand Jean-Luc Mélenchon dit que « la police tue », cela peut heurter l’électorat ouvrier dont vous parlez. A-t-il été un repoussoir pour certains électeurs ?
Jean-Luc Mélenchon a permis à la gauche de ressusciter, et il a fait sauter un verrou électoral dans les quartiers populaires. Mais il y a des endroits, comme le mien, où ce genre de propos, oui, heurte.
Ça peut être contre-productif ?
Oui. Mais l’essentiel, pour demain, c’est sur quoi on se concentre : la gauche doit, à mon sens, se concentrer sur la valeur du travail. Durant ma campagne, j’ai entendu ça : « Je ne peux pas voter pour la gauche, je suis pour le travail », ou encore « Comme on travaille, on n’a droit à rien », et bien sûr, plein de critiques sur « les assistés »…
Je réplique que les assistés sont surtout là-haut. Mais le sentiment est là, répandu, que malgré le travail, on parvient difficilement à en vivre. C’est pour cette raison que, en plus du smic à 1 500 euros, je suis pour une indexation des salaires sur l’inflation. Car comment vit-on avec 2 000 euros aujourd’hui ? La gauche doit évidemment défendre les pauvres, mais aussi les modestes, les « moyens ».
Cette question, vous l’avez portée depuis la Somme, pendant la campagne législative, mais peu dans la campagne de la Nupes au niveau national. Pourquoi ?
A côté de la note majeure du candidat à la présidentielle, les notes mineures sont inaudibles, et elles risquent même d’apparaître contraires, de nuire au concert. Et, surtout, je suis dans un endroit où si je lâche ça craque, j’ai dix fois plus d’efforts à fournir pour aller contre la pente. Tous les jours, c’est une bataille.
Quant à la Nupes, c’est une condition nécessaire mais non suffisante. Pas un électeur ne m’a interpellé sur la Nupes. Tant mieux si on ne se divise pas. Mais l’élargissement à chercher aujourd’hui, c’est l’élargissement des gens, du socle.
Ce débat, vous allez le déclencher au niveau national ?
Oui, sinon je n’en causerais pas ici ! L’objet, c’est de parvenir à un diagnostic partagé : où sont les millions de voix qui nous manquent pour devenir majoritaire ? Pas seulement pour accéder au second tour d’une présidentielle, mais pour la remporter. Pas seulement pour titiller Macron, ou son remplaçant libéral demain, mais pour le renverser dans l’Assemblée.
Les meetings de la présidentielle se sont déroulés dans les métropoles. Ne faut-il pas faire une tournée des sous-préfectures ? Qu’est-ce qu’il nous reste comme militants dans ces coins-là pour porter ça ? Comment les aide-t-on ? C’est un travail, long et difficile. Et je ne prends pas les élus RN pour des imbéciles, je ne méprise pas mon adversaire : une fois qu’ils sont installés, ce ne sera pas aisé de les dégager. Pas du tout.
Comment faire pour reconquérir ces électeurs désormais acquis au RN, allergiques à la gauche ?
Il y a une question de ligne politique. Est-ce qu’on rompt avec la mondialisation ou pas ? Est-ce qu’on incarne le travail ou pas ? Est-ce qu’on se bagarre contre les ultrariches ou pas ? C’est une vraie distinction avec le RN : Marine Le Pen, à aucun moment, elle ne parle des firmes ou de McKinsey ou de Total. Elle ne dit rien du fait que les grandes fortunes ont triplé sous Macron.
Jean-Luc Mélenchon ne s’est pas représenté à la députation, il prend du champ. Est-ce un moment propice pour faire entendre votre voix ?
Je l’ignore. Est-ce qu’on se retrousse les manches ou pas ? Est-ce qu’on y va ou pas ? Moi je suis Fort Alamo. Je ne suis pas le seul, il y a d’autres circonscriptions comme la mienne et qui arrivent à tenir. Est-ce que je suis un bastion sur lequel on s’appuie pour dire « allez on repart de l’avant » ou bien est-ce qu’on m’abandonne, et d’autres, dans nos coins ?
Mais je ne compte pas y aller tout seul, il y faut des intellectuels, des militants, des associatifs… Je ne sais pas si le moment est propice, mais même si ça ne l’était pas, je le ferais quand même : c’est une nécessité.