Le débat sur l’écriture inclusive provoque de véritables guerres idéologiques : l’Académie française estime qu’elle représente un « péril mortel » pour la langue française. Comment expliquer la violence de ces controverses ?
Le caractère belliqueux du débat sur la langue est normal, mais il est particulièrement aigu en France, car, dans ce pays, l’unité linguistique ne s’est pas faite toute seule : elle est le fruit d’une volonté politique qui, au fil des siècles, a toujours engendré de violentes bagarres. Aujourd’hui, le français est à peu près unifié, mais la crainte de la diversité linguistique est encore très vivante dans les esprits : un simple changement de panneau de signalisation – un nom de lieu inscrit en flamand à Lille, en breton dans le Finistère ou en basque près d’Hendaye – suscite de vraies batailles rangées, comme si l’unité du français était menacée.
Si l’on veut comprendre ces querelles autour de la langue, il faut se souvenir que la France est un domaine linguistique qui réunit trois familles différentes : la langue d’oïl, qui est devenue le français général, l’occitan, comme le gascon, le béarnais ou le provençal, et des langues qui ne viennent pas du latin comme le breton, le flamand ou le basque. En France, le passage à ce que, depuis Dante, on appelle la langue « vulgaire », c’est-à-dire, et sans aucune péjoration, la langue naturelle et spontanée, a été très tardif. C’est en partie pour cette raison que Richelieu, au XVIIe siècle, a créé l’Académie française.
Au Haut Moyen Age, il y avait sur le territoire un mélange extraordinaire de langues. Le latin a fini par prendre le dessus, mais le mouvement qui a ensuite consisté à se débarrasser du latin a été une très longue affaire : quand Descartes a publié le Discours de la méthode en français, au XVIIe siècle, c’était une petite révolution !
Au XIXe siècle et au XXe siècle, l’école laïque, publique et obligatoire a joué un rôle important dans ce mouvement d’unification, qui a été très lent : avant la première guerre mondiale, plus de 50 % des habitants ne parlaient pas le français. Quand la guerre a éclaté, en 1914, la moitié des soldats ne comprenaient pas les ordres des officiers. La première guerre mondiale a été la plus grande et la plus efficace des écoles de langue française – une école exclusivement masculine, je le fais remarquer au passage !
Sommes-nous arrivés au bout de cette unification linguistique ?
La langue est aujourd’hui unifiée, notamment grâce à l’école et à la puissance des médias : quand la télévision apparaît, une certaine forme de langue s’impose peu à peu. Cette unité est cependant un peu artificielle ; on sait très bien que les Français n’ont pas exactement la même phonétique, la même syntaxe et surtout le même vocabulaire à Nice, à Marseille, à Strasbourg ou à Brest. Quand les Occitans disent qu’ils « espèrent à voir » quelqu’un pour signifier « attendre », certains peuvent y voir une faute de français, mais c’est une tournure tout à fait normale en espagnol et en occitan, et donc en français d’Occitanie.
Alain Rey à son domicile parisien, le 17 novembre.
Dans la langue française, le féminin est peu visible : les noms de métiers sont longtemps restés au masculin et la grammaire impose que le masculin l’emporte sur le féminin. Est-ce le reflet d’une société qui a longtemps fait peu de place aux femmes ?
Oui, bien sûr. En France comme dans les autres pays européens, une idéologie antiféministe massive imprègne la littérature du Moyen Age et reste très sensible jusqu’au XIXe siècle : l’homme est partout. Cette idéologie a laissé son empreinte dans la langue : aujourd’hui encore, elle porte les traces des jugements de valeur du passé, ce qui a engendré des problèmes de syntaxe, des problèmes de vocabulaire et des problèmes d’accord. La langue est une page d’histoire un peu figée qui est souvent racontée par des vieillards gâteux ! Le problème, c’est qu’il est très difficile de se débarrasser des vieux réflexes.
Réinsuffler de la créativité dans un système aussi contraignant et aussi normalisé que la langue, c’est compliqué : on se heurte à la structure profonde du français. Une langue comme le français, c’est 1 000 ans de pensée et d’expression collective qui façonnent une manière de s’exprimer.
On me rétorquera sans doute que l’ordonnance de Villers-Cotterêts édictée par François Ier, en 1539, a imposé le français dans les documents publics, mais je répondrai que ce texte n’a pas transformé les usages : il a simplement constaté qu’ils avaient déjà changé. A cette époque, les magistrats de Toulouse et de Marseille rédigeaient déjà leurs jugements en français du roi pour éviter des divergences d’interprétation entre les Occitans et les Bretons.
La première des controverses de ces dernières années concerne la féminisation des noms de métiers. En 1998, une circulaire de Lionel Jospin a demandé aux administrations et aux établissements publics de l’Etat de l’appliquer – ce texte reprenait une circulaire de Laurent Fabius de 1986 restée lettre morte. Le mouvement est lent, mais on a le sentiment que les choses changent. C’est votre avis ?
Si les noms de métiers sont longtemps restés masculins, c’est tout simplement parce qu’ils étaient occupés, depuis le Moyen Age, par des hommes. Aujourd’hui, les choses ont changé : il faut donc inventer de nouvelles formes. Le lexique, c’est la partie visible de l’iceberg – et la partie la plus facile à changer !
Les Québécois, qui sont les plus hardis, féminisent les noms de métiers sans problème : là-bas, la réforme a parfaitement réussi. En France, chaque fois que la morphologie du français permet une forme féminine, il faut l’utiliser – dire, par exemple, une avocate, une députée ou une ministre. J’ai toujours intégré ces nouvelles formes dans les dictionnaires Robert.
Il y a cependant des difficultés. Parfois, les formes féminisées ont déjà été employées à d’autres fins – pour les femmes qui exercent le métier de plombier, il faut sans doute trouver autre chose que plombière. Il y a en outre des femmes qui refusent que l’on féminise leur fonction : c’est le cas d’Hélène Carrère d’Encausse, qui veut absolument être « le » secrétaire « perpétuel » de l’Académie française. Enfin, certains des mots qui ont été féminisés ces dernières années constituent, aux yeux des linguistes, des barbarismes : le féminin logique de docteur et auteur, c’est doctoresse et autrice, mais c’est « docteure » et « auteure » qui sont entrées dans les mœurs.
Les métiers, toute une affaire
En 1986, afin que l’égalité entre les hommes et les femmes trouve « sa traduction dans le vocabulaire », une circulaire du premier ministre, Laurent Fabius, encourage la féminisation des noms de métiers dans les textes réglementaires et les documents officiels. Le mouvement est cependant si lent que, en 1998, le premier ministre, Lionel Jospin, doit publier une seconde circulaire demandant aux administrations de « recourir aux appellations féminines pour les noms de métier, de fonction, de grade ou de titre ». Le mouvement s’impose peu à peu malgré la vigoureuse opposition de l’Académie française. Dans un texte publié en 2014, elle proteste contre un « esprit de système qui tend à imposer, parfois contre le vœu des intéressées, des formes telles que professeure, recteure, sapeuse-pompière, auteure, ingénieure, procureure, etc., pour ne rien dire de chercheure, qui sont contraires aux règles ordinaires de dérivation et constituent de véritables barbarismes ».
Cela fait sans doute de la peine aux professeurs de français et aux agrégés de grammaire mais tant pis : c’est l’usage qui prime, c’est lui qui a raison ! Le système signifiant qu’est la langue doit être en accord avec le système auquel il renvoie. Si la réalité sociale évolue, il faut changer le système de représentation qu’est la langue – et ce quoi qu’en dise l’Académie française, qui est violemment opposée à la féminisation des noms de métiers.
C’est peut-être malheureux, mais il n’y a plus de place pour une organisation de ce type dans le monde contemporain. Les Etats sont impuissants à modifier la langue, on ne voit pas très bien comment une assemblée, aussi valeureuse qu’elle soit, pourrait y parvenir. C’est une trace du passé.
La langue conserve-t-elle d’autres traces de la domination masculine ?
Le fait que 99 femmes et un homme deviennent « ils » au pluriel, c’est évidemment scandaleux. Cette situation est aggravée par le fait que la langue française a la malchance de ne pas avoir de neutre : l’accord au masculin est clairement antiféministe.
Le latin, en revanche, a un neutre, et il a aussi, ce qui est une bonne chose, deux mots pour désigner l’homme : le mot « homo », qui désigne toute l’espèce, et le mot « vir », qui désigne uniquement l’espèce au masculin. En français, on confond les deux mots et, finalement, l’idée du mâle qu’exprime le mot « vir » prend toute la place – ce qui permet à Simone de Beauvoir de dire que la moitié des hommes sont des femmes…
Accords et désaccords
Le 7 novembre 2017, 314 enseignants déclarent, dans une pétition publiée sur Slate.fr, qu’ils ont cessé d’enseigner la règle de grammaire qui prévoit que « le masculin l’emporte sur le féminin ». Ils lui préfèrent la règle de proximité, qui accorde l’adjectif avec le nom le plus proche. Présente en grec ancien et en latin, cette règle était appliquée, en France, jusqu’au XVIIIe siècle : le grammairien Claude Favre de Vaugelas (1585-1650) recommandait ainsi, dans ses Remarques sur la langue française, d’écrire « le cœur et la bouche ouverte » ou « des travaux et des chaleurs excessives ». Si le masculin a fini par l’emporter sur le féminin, c’est parce qu’à cette époque la supériorité masculine allait de soi. « Lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l’emporte », affirme le père Bouhours en 1675 en analysant cette règl. « Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle », précise en 1767 le grammairien Nicolas Beauzée.
Dans le système des pronoms, la première et la deuxième personne, « je » et « tu », sont parfaitement inclusives : elles peuvent désigner indifféremment un homme ou une femme. Mais avec la troisième personne, « il » et « elle », cela ne marche plus : si on voulait y remédier, il faudrait avoir recours à une invention bizarroïde, comme « iel », qui voudrait dire à la fois « il » et « elle ». Une inclusion forcée de ce type est cependant vouée à l’échec.
Certaines féministes proposent de revenir à l’accord de proximité, qui était utilisé jusqu’au XVIIe siècle : il permet d’accorder l’adjectif avec le dernier nom (comme dans « les hommes et les femmes sont belles »). Qu’en pensez-vous ?
On cite toujours, à l’appui de cette réforme, un ver d’Athalie où Racine écrit « ces trois jours et ces trois nuits entières ». Dans ce cas, l’accord de proximité est élégant, car Racine parle de choses : le féminin et le masculin sont donc très arbitraires – la nuit n’est pas plus féminine que le jour ! Quand on parle du règne humain, c’est une autre affaire. C’est donc une réforme qu’il faut envisager calmement, en faisant des expérimentations dans des classes afin de voir si ce système d’accord est plus naturel que celui d’aujourd’hui.
La dernière réforme est la plus controversée : c’est le projet de point médian, qui permet de rendre visible la présence des femmes en écrivant, par exemple, les agricult·eurs·rices. Cela vous paraît-il justifié ?
Cette réforme est beaucoup moins dramatique qu’on ne le dit, car elle se réduit à un jeu d’écriture : elle n’est pas oralisable. Elle peut en outre coexister avec d’autres formes de féminisation : chacun a le choix entre le fameux point médian ou la répétition des deux formes – « Françaises, Français », comme disait Valéry Giscard d’Estaing.
Mais je suis réservé, car cette réforme est inutilement compliquée. Il faut en outre être prudent : les enfants ont déjà du mal à apprendre l’orthographe française, qui est souvent très arbitraire, ce n’est peut-être pas une priorité de passer à l’écriture inclusive ! Cette réforme est un peu une tempête dans un verre d’eau.
Point de discorde
A la rentrée, les éditions Hatier ont publié un manuel scolaire incluant pour la première fois des signes graphiques qui permettent de visualiser la présence des femmes. Destiné au cours élémentaire (CE2), l’ouvrage Questionner le monde écrit ainsi les « député·e·s », les « agricult·eurs·rices » et les « savant·e·s ». Le philosophe Raphaël Enthoven a dénoncé une « agression de la syntaxe par l’égalitarisme » et l’Académie française a estimé qu’avec cette « aberration » la langue française se trouvait désormais « en péril mortel ». « La démultiplication des marques orthographiques et syntaxiques qu’elle induit aboutit à une langue désunie, disparate dans son expression, créant une confusion qui confine à l’illisibilité. On voit mal quel est l’objectif poursuivi et comment il pourrait surmonter les obstacles pratiques d’écriture, de lecture – visuelle ou à voix haute – et de prononciation. Cela alourdirait la tâche des pédagogues. Cela compliquerait plus encore celle des lecteurs. »
N’est-il pas difficile, au fond, de bousculer la langue ?
Faire changer une langue, c’est un sacré travail ! Il est malaisé de modifier la langue par décret, car l’usage est doté d’une force incroyable. De même qu’on ne pourra pas remettre en usage l’imparfait du subjonctif, il sera difficile de dépasser les règles d’accord, même si elles comportent une bonne part d’arbitraire et d’idéologie, car beaucoup s’y opposeront par paresse, par ignorance ou par refus. Regardez l’espéranto : c’est une bonne idée, c’est idéologiquement sympathique, cela pourrait remplacer ce qu’était le latin au Moyen Age, et, pourtant, cela ne marche pas.