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Jonathan Clauss : «Dans le foot, tu n’as pas le temps, il faut agir vite»
Alors que son club de l’OGC Nice s’apprête à défier le Benfica Lisbonne en barrage aller de la Ligue des champions ce mercredi 6 août, l’international tricolore des Aiglons s’est posé avec «Libération» pour incarner les tutelles qui jalonnent la carrière d’un joueur professionnel.
L’international tricolore de l’OGC Nice Jonathan Clauss, 32 ans et quatorze sélections, a figuré ces dernières années un personnage de conte de fées, celui d’un joueur amateur devenu l’un des meilleurs latéraux droits de Ligue 1 puis le voisin de vestiaire de Raphaël Varane ou Kylian Mbappé chez les Bleus. Alors que les Aiglons s’offrent ce mercredi 6 août un match aller de troisième tour de barrage de Ligue des champions contre un authentique monstre européen, le Benfica Lisbonne (1), on s’est longuement posé avec l’Alsacien de naissance en lui demandant d’éclairer les différentes autorités, ou influences, qui traversent la vie du joueur, depuis le père jusqu’au club et au vestiaire. Electrique, le défenseur niçois s’est montré d’une transparence totale, jetant une lumière parfois aveuglante sur les réalités de son sport.
Le père
«Le foot a permis de faire perdurer le lien»
«J’ai commencé le foot dans le jardin familial à Osthoffen (Bas-Rhin) et avec mes potes du coin. Le foot des champs, on regroupe les gamins de plusieurs villages pour faire une équipe parce qu’on n’a pas le compte (sourire). Très vite, mon père a été hyperimprégné de ce que j’avais dans le foot. Il m’accompagnait aux entraînements, ne me lâchait pas des yeux pendant les matchs… Toutes les cinq minutes, je le regardais pour savoir ce qu’il pensait de moi. C’était mon référent, presque plus que le coach. Vers 15 ans, je me suis un peu rebellé, sur le mode “laisse-moi jouer”. J’ai compris aujourd’hui. Il donnait du temps, de l’énergie… Si je me mets à sa place, ça me ferait chier que mon enfant ne me rende pas l’investissement que moi, j’y mets.
«D’autant qu’à son idée, je le devais à moi-même aussi. Il détestait que je fasse un mauvais match. Parfois, on était d’accord lui et moi. Parfois, non. Jamais il ne me reprochait un geste technique manqué : ça arrive. Tout tournait autour de l’attitude : pour lui, je devais tout donner. J’avais un côté cinéma, râleur, démonstratif. Au fond, je m’échappais. Il fallait que tout le monde sache que j’étais dans un mauvais jour. A 18 ans, mes parents se sont séparés et j’en ai voulu à mon père. Du coup, on évitait le sujet et très vite, toutes nos conversations ne tournaient plus qu’autour du foot. Quand je me suis retrouvé à Lens à 26 ans [il avait été élu dans l’équipe-type de Ligue 1 lors de la saison 2020-2021, ndlr], je lui ai dit : “Ecoute, j’ai aujourd’hui des gens extrêmement compétents autour de moi, qui sont rompus au très haut niveau, je n’ai plus besoin d’avoir des retours de ta part.” Franchement, c’était dans la logique des choses. Après, puisqu’on n’avait plus que le foot, je lui ai enlevé tout ce qu’on avait bâti tous les deux en disant ça.
«Aujourd’hui, on arrive à parler d’autre chose. Notre relation a changé de tournure. Et je vois le verre à moitié plein : alors que j’ai longtemps pensé que le foot était un sujet conflictuel avec lui, j’ai compris qu’il avait aussi permis de faire perdurer le lien entre lui et moi. Ça a tenu. A une période de ma vie où ça aurait pu se passer différemment.»
L’éducateur
«Les soucis arrivent quand l’avenir rentre dans l’équation»
«J’avais 7 ans quand l’un d’eux m’a sorti une phrase que je n’ai jamais oubliée : “Quand la tête ne va pas, les pieds ne vont pas non plus.” Il travaillait au Racing Club de Strasbourg pendant mes années de formation, à la fois coach, intendant, adjoint, derrière le bar… J’ai mis des années à comprendre. Quand tu es gosse, la tête va toujours. J’étais bon au foot, bon à l’école, autonome dans la mesure où mes parents me laissaient faire à mon idée, j’allais à la pêche à l’étang… Quand on te demande à l’école ce que tu veux faire, tu écris un coup “kiné”, un coup “footballeur”, un coup “mécanicien” puisque c’était le métier de mon père… Tu t’en fous.
«Les soucis, “la tête” dont il parlait, arrivent quand l’avenir rentre dans l’équation. A 18 ans, on m’a expliqué qu’on ne me gardait pas à Strasbourg. Je l’ai senti avant qu’on ne me le dise. Quand tu te sens en danger, tu fais attention à tout : les apartés des coachs avec certains joueurs, la considération des dirigeants, ceux qui montent en CFA [l’équipe réserve, antichambre du groupe pro] et ceux qui ne sont jamais appelés… Sur le coup, bien sûr que j’ai trouvé ça injuste. Depuis, j’ai compris pourquoi les éducateurs ne m’avaient pas choisi. A l’école comme au foot : bon partout, excellent nulle part. Et, dans le fond, je n’y mettais pas grand-chose de moi-même. Je n’étais pas du genre caractériel, j’avais ce truc qui me permettait de m’adapter quel que soit le contexte et je me débrouillais bien avec mes pieds. Mais quand tu es aux portes du monde professionnel, on attend autre chose. J’attendais qu’on me fasse passer les étapes pour montrer plus, mais ça ne marche pas comme ça. Il faut montrer plus pour que tes formateurs te fassent passer les étapes.»
L’entraîneur
«Il m’a poussé à sortir de ma zone de confort»
«Tout en suivant des études de Staps [Sciences et techniques des activités physiques et sportives] à l’Université de Strasbourg, j’ai pris une licence à l’Association sportive Pierrots Vauban Strasbourg en division d’Honneur, mais j’ai arrêté au bout de deux ans. Je n’avais rien contre personne. Mais je n’avais pas envie d’être là. Un ami part au SV Linx [club d’un quartier de Rheinau en Allemagne, à une vingtaine de kilomètres de Strasbourg] au niveau amateur. Je le suis. Harald Heck est arrivé la deuxième année. Avant qu’il prenne en main l’équipe, il venait pendant les matchs et restait derrière un but, les sourcils froncés, immobile. Silencieux. Il faisait peur.
«Cent pour cent allemand : le cadre, les horaires… Moi, à ce stade, je me foutais de tout. A la limite, plus on m’en demandait et moins j’en faisais. Dès qu’on a échangé tous les deux, Harald Heck s’est avéré être un homme ouvert, marrant, qui me comprenait. Au bout de quelques mois, il m’a dit : “Toi, tu n’as rien à faire ici.” Moi, cette vie m’allait bien. Une bière à la fin du match, 300 spectateurs quand même [contre quelques dizaines au même niveau en France], des maillots floqués à notre nom dont tu pouvais choisir le numéro alors qu’on était limité de 1 à 11 pour les titulaires dans l’Hexagone…
«Harald Heck avait des contacts. Il a pris sa voiture et m’a emmené faire un essai au TSG 1899 Hoffenheim [alors en Bundesliga, la première division allemande] sur cinq jours. Là-bas, on m’a expliqué que j’avais le niveau mais que le club ne pouvait pas faire signer un joueur évoluant au niveau régional. Je n’offrais pas de garanties. Je me suis dit : pas mal quand même (sourire). J’étais plus fort que les autres au niveau amateur et ça m’arrangeait. J’arrivais en ayant très peu dormi et j’étais bon quand même. Au fond, sortir la veille des rencontres me permettait de me sentir libre. Quand j’étais à Avranches [Manche], le jour où on élimine le Stade lavallois (3-1, le 6 janvier 2017) en 32e de finale de Coupe de France, je me suis couché à 5h30 du matin pour un coup d’envoi à 18 heures. Vivre ma vie ou arriver au dernier moment m’enlevait aussi de la pression, du stress. Harald Heck est décédé depuis [en 2018]. Il est celui qui m’a poussé à sortir de ma zone de confort, à “aller voir” ce qu’il y avait plus haut. Au pire, j’échouais et je retrouvais une vie que j’aimais bien. Raon-l’Etape [Vosges], Avranches, Quevilly [Seine-Maritime], Bielefeld [Allemagne], Lens, l’Olympique de Marseille, Nice, l’équipe de France : je suis “allé voir”.»
Le vestiaire
«Il ne s’agit pas de changer les gens»
«Tu dois te respecter toi-même. Dans les deux sens. Ne pas te laisser entraîner par tel joueur en difficulté quand tu n’es pas bien, sur le mode “J’ai le droit de casser les couilles parce que je suis incompris”, et ne pas traîner avec les mecs influents de l’équipe, ceux dont on imagine qu’ils peuvent te faire prendre le bon wagon parce qu’ils ont l’oreille du coach. Car oui, ça existe, il n’y a pas que les pieds qui parlent. Parfois, tu dois faire le dos rond. Et trouver la meilleure façon de dire les choses : je trouve que les joueurs devraient avoir des cours de communication interne qui leur permettent de s’exprimer de façon juste sans heurter leurs voisins de vestiaire.
«Il y a la personnalité de celui à qui tu t’adresses, sa situation, les circonstances… “On traverse une situation difficile”, ce n’est pas la même chose que “C’est la merde”, par exemple. Il ne s’agit pas de changer les gens, je n’aimerais pas qu’on le fasse avec moi. Mais dans le foot, tu n’as pas le temps. Il faut agir vite. Si le mec sort des clous une ou deux fois, bon… mais six, sept fois, non. Comme je suis arrivé dans le milieu pro sur le tard, j’ai souvent été proche des cadres sans le chercher, de par mon âge. Au fond, un cadre est un intendant dont le champ d’action n’est pas la logistique mais le terrain ; la psychologie, la motivation, les problèmes d’untel… Pendant l’hiver 2023, les dirigeants de l’OM m’ont mis sur la liste des transferts. Je ne vais pas m’étendre sur les raisons. Le capitaine de l’époque, Valentin Rongier, était blessé depuis huit mois et c’était difficile pour lui. Il m’a cependant appelé, écouté et dit : “OK, on va voir si je peux régler ça.” Et quand il m’a rappelé le lendemain, c’était réglé, les dirigeants marseillais communiquant dans la foulée pour dire qu’ils étaient allés un peu loin. Avec Valentin, on était amis, mais je reste persuadé qu’il n’a pas tant agi pour moi que dans l’intérêt du vestiaire.»
Le club
«Le statut ne fait pas de nous une meilleure ou une moins bonne personne»
«Dans un club, tout gravite autour des joueurs professionnels. Tout leur est dû. Le respect du club consiste à voir les choses autrement : tout le monde doit graviter autour de tout le monde. Je me rappelle d’un match contre une équipe néerlandaise [il ne précise pas son club d’alors] où on avait laissé le vestiaire dans un état… Les peaux de banane par terre, les bouteilles, le strap… Comme j’ai un côté maniaque, j’avais tout ramassé (sourire). Le joueur doit trouver sa place. Et comme tout va de plus en plus vite aujourd’hui dans le foot, c’est de plus en plus difficile.
«A Marseille [entre 2022 et 2024], j’ai commencé à changer. Bon, j’étais la belle histoire, le mec issu des rangs amateurs qui n’en finit plus de monter et je ne voyais aucune raison pour que ça s’arrête. Sans vraiment réaliser sur le moment, je me suis créé un personnage. J’en faisais trop. A mes yeux, j’avais la priorité : aux autres, à commencer par mon entourage, de s’adapter. Pour le dire simplement, plutôt que de râler parce que ta famille descend moins souvent te voir à Marseille, il aurait fallu me demander pourquoi elle descendait moins. En rejoignant Nice [en juillet 2024], je suis redescendu de mon nuage où je me croyais tout permis et j’ai compris que le statut ne fait pas de nous une meilleure ou une moins bonne personne. On parle aussi d’un gros club, ambitieux. Et je côtoie des mecs comme Dante [demi-finaliste du Mondial 2014 avec la Seleçao brésilienne] ou Tanguy Ndombélé [onze sélections chez les Bleus, 72 millions d’euros de transfert entre Lyon et Tottenham en 2019]. Leurs carrières respectives, hein… Et ils sont d’une simplicité totale.»