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Le « Condotierre », le « Stakhanov du Paf », « l’Homme qui ne dort jamais ». Tant de surnoms, plus ou moins saugrenus, avec lesquels on l’a affublé... Et surtout, « l’Insubmersible ». Car cet homme-là a bien résisté à tout. En tout cas, toutes les tempêtes de l’histoire de la télévision française. En quarante ans de carrière, il a croisé plus de ministres de la Communication que n’importe lequel de ses alter ego du paysage audiovisuel. Et il est toujours là, fidèle au poste. Celui qu’il préfère par-dessus tout ? Surprendre, étonner, bousculer les codes, jouer les renards dans le poulailler.
Nicolas de Tavernost, ancien patron quasi inamovible de M6, aujourd’hui à la tête de la chaîne télé de la Ligue Française de Football, LFP Media, nous reçoit dans des locaux flambant neufs, au quatrième étage d’un immeuble haussmannien, à deux pas du parc Monceau, dans le huitième arrondissement de Paris. L’endroit où personne ne l’attendait. Les premières audiences de la chaîne sont plus qu’encourageantes : près d’un million d’abonnés récupérés en cinq semaines. « Pas mal, hein ? » À 75 ans, il affiche le sourire narquois de l’adolescent qui vient de faire une bonne blague. Qui aurait pu imaginer que celui qui était programmé pour devenir, deux ans plus tôt, le tout puissant patron du nouveau groupe né de la fusion de TF1 et de M6, ne soit pas parti dans sa propriété de la Dombes vivre une retraite bien méritée après l’échec du projet ? « J’ai encore un peu de temps pour me faire oublier, glisse-t-il, goguenard. Je vais régulièrement dans ma propriété du Beaujolais, car c’est là où je me ressource, où je remets les pieds sur terre, si je peux dire. Avec ma femme Caroline, qui, elle, est devenue agricultrice, nous cultivons essentiellement des céréales. Nous avions quelques arpents de vigne, mais je dois avouer que notre vin était un picrate. Nous avons abandonné. »
Au passage, celui qui se présente comme un petit nobliau de province, rappelant que son ancêtre, fut, avant la Révolution française, président du Parlement de Dombes, petite principauté autonome au nord-est de Lyon, est fier de l’association qu’il a scellée avec un agriculteur star du coin, Conor l’Agricultor, de son vrai nom Christophe Durand, au départ éleveur de bovins. « Sur son site, sur TikTok ou sur Instagram, s’enthousiasme le baron de Tavernost, il cartonne. C’est incroyable. Conor a des dizaines de milliers de followers. Il est passionné par les innovations technologiques dans le domaine agricole ! » Christophe Durand voit parfois son associé filer vers l’héliport de Bourg-en-Bresse, où il part dès qu’il le peut pour survoler sa région, pousser vers le Jura ou les Alpes, se perdre dans les sommets, toujours aux côtés d’un instructeur. « Je suis le seul pilote d’hélicoptère à avoir provoqué un accident au sol, sans gravité, avoue-t-il. Mais depuis, je ne joue pas les matamores. » Pas question de laisser courir la légende qu’il serait un aventurier des airs. Il reste un terrien. À particule.
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Son domaine de la Dombes, d’une centaine d’hectares, où trône un château qui appartient à la famille depuis la fin du XVIIe siècle, lui a été légué par son père, Antoine Bellet de Tavernost. Ce dernier ne lui a pas seulement transmis des biens matériels, mais aussi une légende lourde à porter. Héros de la Résistance, membre du Comité de Libération de Paris, Antoine de Tavernost s’empare, avec Émilien Amaury, du quotidien Le Petit Parisien, journal collaborateur qui devient Le Parisien Libéré. Il se penche ensuite sur le sort des éditions Grasset, dont le fondateur, Bernard Grasset, est soupçonné d’avoir été d’une indulgence douteuse avec le pouvoir pétainiste, en publiant de nombreux écrivains « collabos », dont Drieu La Rochelle. Surnommé « le Baron Rouge » pour ses positions proches des socialistes, il devient un proche de Jacques Chaban-Delmas.
Tuyauterie
Quelques années plus tard, devenu maire de Bordeaux, Chaban lui propose de le rejoindre dans la capitale girondine. En 1958, la famille Tavernost débarque sur les bords de la Garonne. Le jeune Nicolas a huit ans, fréquente le collège jésuite Saint-Joseph-de-Tivoli. On le dit dissipé et peu enclin à jouer les premiers de la classe. Il passe son baccalauréat dans un lycée public à Talence, suit des études de droit et intègre Sciences Po Bordeaux. Les Tavernost, d’origine protestante, font comme tous les membres de la grande bourgeoisie bordelaise : ils jouent au golf, font du bateau à Arcachon, pratiquent le tennis dans le club huppé de Primrose.
Au début des années 1970, Nicolas tente de passer le concours de l’Ena. Il est recalé à deux reprises. « C’est peut-être ma chance, confie-t-il. Je voulais devenir préfet, ou agriculteur. Finalement, le destin m’a ouvert d’autres chemins. À cette époque, je militais en faveur de la candidature de Chaban à l’élection présidentielle, mais je n’étais pas encarté à l’UDR. Nous étions quelques-uns à être séduits par le projet de Nouvelle Société que défendait notre candidat. » Est-t-il alors tenté par la politique, au contact des amis de son père ? Va-t-il contracter le virus ? « C’est un sacré paradoxe, mais pas du tout, répond-il. Pourtant, j’ai adoré ces moments de tension extrême. Je tractais dans le quartier Montparnasse. Le président du comité de soutien des jeunes pour Chaban était Michel Vauzelle, qui deviendra ministre de la Justice de Mitterrand. Toutes les semaines, nous perdions cinq points. C’était une catastrophe. Et pourtant, c’est une des meilleures périodes de ma vie. Dans la galère, on se fait de vrais amis. »
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Pour ses proches, c’est sans doute dans ces épreuves qu’il a appris le goût du danger, comme il le vivra quelques années plus tard, en montant à l’abordage de la forteresse de l’audiovisuel. Après un passage au ministère des PTT en tant que chef du service Information, puis un court séjour à la délégation aux vidéocommunications, il se forme sur le tas, de 1978 à 1984, au monde des médias, en pleine effervescence après l’essor anarchique des radios libres sur les ondes et l’arrivée des puissances économiques dans le secteur. À ces deux postes, il comprend que les puissances à venir seront celles qui contrôleront la distribution des médias, quels que soient leurs contenus : fiction, sport, info, etc... Ce qui compte, aime-t-il répéter à ses collaborateurs, c’est le contrôle des tuyaux. « La tuyauterie, camarade, toujours la tuyauterie ! » Ce mantra ne le quittera plus durant toute sa carrière.
Coup de poker
Fin décembre 1985, il est contacté par Patrick Le Lay, nouveau patron de TF1, peu de temps avant la privatisation de la chaîne par Bouygues, le géant du BTP, pour rejoindre l’équipe dirigeante. « Au même moment, je reçois un coup de fil de Guy de Panafieu, de la part de Jérôme Monod, le grand patron de la Lyonnaise des Eaux. Tout le monde savait qu’il était un des meilleurs amis de Jacques Chirac, lequel était alors en cohabitation à Matignon avec Mitterrand. Je rencontre un type glacial, plutôt distant, mais qui me propose clairement de prendre la tête des nouvelles activités audiovisuelles du groupe. »
Nicolas de Tavernost tente alors un coup de poker. Il écrit une note plus qu’audacieuse dans laquelle il réclame des moyens considérables pour investir massivement dans le développement de la télévision. Jérôme Monod, séduit par ce Capitaine Fracasse qu’il découvre, accepte et lui donne carte blanche. Ainsi naît Métropole Télévision, parrainée par des partenaires financiers tels Marin Karmitz, le grand producteur de cinéma, plusieurs quotidiens de la presse régionale, le groupe Suez, ainsi que Philippe Amaury, le fils d’Émilien, l’ami du « Baron Rouge ». « Pour l’anecdote, s’amuse Nicolas de Tavernost, lorsqu’Émilien Amaury a racheté le Tour de France, à chaque arrivée du Tour sur les Champs-Élysées, il offrait une Peugeot à quelques amis, dont mon père. »
M6, la petite chaîne qui monte, est la descendante de Métropole Télévision. C’est encore un petit poucet du PAF. Adossé au groupe allemand Bertelsmann, « Tatave » – comme on l’appelle dans les couloirs – fait profil bas dans un premier temps. La toute nouvelle chaîne ne diffuse que sur un tiers du territoire. « On a joué les gagne-petits, raconte-t-il. Nous ne diffusions que des clips musicaux, des séries américaines et une ou deux émissions de prestige, comme Culture Pub ou Capital. C’est l’erreur commise par Hersant et Berlusconi avec La Cinq, en dépensant des fortunes pour ressembler à TF1 ou France 2, sans avoir la totalité des réseaux de diffusion. Nous, on a joué la singularité et la modestie. »
Modeste, Tavernost ? Quand la chaîne transalpine annonce sa faillite, en avril 1992, il est à Cannes au MIPCOM, le Marché international des programmes de télévision, où il sabre le champagne avec ses équipes. Exit les paillettes berlusconiennes. M6, dans son créneau d’une télé pour jeunes, est désormais seule sur le marché, mais agace par ses audaces. Le choc de l’émission de téléréalité Loft Story fait passer la chaîne dans une nouvelle dimension. Les annonceurs frétillent devant les scores d’audience faramineux des émois empressés des lofteurs. C’est l’époque où la ministre de la Culture socialiste, Catherine Tasca, parle de la « chaîne de trop ». Mais il est trop tard, M6 est définitivement installée dans la place. Et Nicolas de Tavernost a réussi son pari.
Nicolas de Tavernost
À la fin des années 1990, il sent qu’il ne doit pas se reposer sur ses lauriers. Le triomphe d’Internet, les services vidéo à la demande qui se font désormais sur les ordinateurs, les plateformes numériques, tout l’écosystème de la communication est désormais obsolète. « Nous basculions dans un nouveau monde, un univers où les audiences allaient être de plus en plus morcelées, que ce soit celles des séries ou des documentaires, souligne-t-il. Tout nous portait alors à croire que seule la valeur sport allait exploser. »
Problème : M6, dans le domaine sportif, est une pestiférée. Toutes les portes du monde du foot sont verrouillées par TF1, qui exerce un quasi monopole sur l’équipe de France. Tavernost a beau taper à la porte de la Fédération Française de Football, on l’ignore. Le président de l’époque, Jean Fournet-Fayard, ne le prend même pas au téléphone. Pareil pour les clubs. Il faut dire que le monde du ballon rond a de la mémoire. L’un des slogans de M6 n’était-il pas « La chaîne 0 % foot » ? Tavernost va devoir ramer pour remonter la pente et glisser un orteil chez les décideurs.
Mais il a un atout dans son jeu : son vieil ami Jean-Louis Triaud, le président des Girondins de Bordeaux, avec qui il a partagé les bancs de l’Institut d’Études Politiques, et dont il est resté très proche. Ce dernier a fait racheter le club par le groupe M6, en 1999, contre l’avis de nombreux dirigeants qui restaient sur l’image anti-sport de la chaîne. Durant cette période, Nicolas de Tavernost fait ses classes, multiplie les voyages à Bordeaux, travaille son relationnel avec tous les patrons des clubs visiteurs... et finit par sortir M6 du bannissement. Mais il en veut plus. Comment accélérer la mutation de la chaîne ? En 2004, il recrute à la direction de l’Information l’ancien patron du quotidien L’Équipe, Jérôme Bureau, victime d’une vilaine chasse aux sorcières après la victoire des Bleus à la Coupe du Monde. Viré pour avoir mis en doute les qualités d’entraîneur d’Aimé Jacquet, le coach de la bande de Zidane. Là encore, « Tatave » fait dans la provoc. En recrutant le réprouvé de la FFF, il fait un pied de nez aux thuriféraires de la maison Bleue. « Lorsque je débarque à M6, je comprends très vite pourquoi je suis là, raconte Jérôme Bureau. Tavernost veut s’emparer du secteur foot. C’est un pirate, il monte à l’abordage à chaque fois qu’il en a l’occasion. » Bureau lui propose de transformer M6 en chaîne 100 % foot, le flibustier n’hésite pas une seconde. Et Bureau va tenir onze ans à ses côtés. Un exploit, tant le boss a usé de directeurs, les réveillant au milieu de la nuit dès qu’une idée surgissait de son cerveau de fauve toujours en éveil. « Au-delà de son côté parfois un peu raide, dur au mal, hyper exigeant avec ses équipes, c’est un bosseur stupéfiant », confirme Bureau. Frédéric Thiriez, ancien président de la Ligue de Football Professionnel, avec qui il a beaucoup échangé durant son mandat : « C’est un innovateur infatigable. Il avait compris avant tout le monde l’importance des droits télé et la notion de spectacle, de dramaturgie du sport. Il a toujours un coup d’avance sur les autres. »
Avec obstination, Tavernost finit par s’imposer. En octobre 2005, il annonce le rachat des droits de retransmission télévisée de trente-et-un matchs de la Coupe du Monde de 2006, en Allemagne, pour un montant de 27 millions d’euros. Le Paf n’en revient pas : M6 devient le principal diffuseur de l’événement, devant TF1. Et ça ne s’arrête pas là. Nicolas de Tavernost attire dans ses filets le retraité de TF1, Thierry Roland, embauche comme animatrice Estelle Denis, alors compagne de Raymond Domenech, l’entraîneur des Bleus. ll ne lui manque plus que le championnat de France dans son escarcelle. Il propose alors des sommes mirobolantes pour ferrailler contre Canal +, alors tout puissant détenteur des droits télé. Sauf que cette fois, ça ne marche pas. Le foot français lui résiste.
K.O debout
Quand, après la longue parenthèse du Covid avec ses stades vides et ses supporters en déshérence – un épisode catastrophique pour l’économie des clubs – le projet de fusion TF1-M6 prend forme et que les actionnaires de Bouygues et Bertelsmann lui proposent d’en être le pilote, il exulte. Certes, il va devenir le patron du nouvel Airbus des médias. Certes, ce mastodonte franco-allemand va pouvoir, tout du moins le croit-il, peser sur l’ensemble du secteur, que ce soit la publicité, l’information ou la production de programmes – fiction, cinéma, séries... Mais surtout, il va enfin accomplir son rêve : se faire ouvrir grand les portes de la FFF qu’on lui a si longtemps fermées. Une petite revanche sur les années  de dédain, où les gens de Canal + ou de TF1 le regardaient de haut. L’intrus va pouvoir parader dans les stades, avec son visage buriné et ses yeux bleus métal. Il ne manque plus que le feu vert de l’Autorité de la Concurrence pour que cette fusion soit acquise. Les débats ne doivent être qu’une simple formalité.
Las, sous la pression du marché publicitaire et des ambitieux patrons en recherche de pouvoir dans les médias, comme le milliardaire Xavier Niel, candidat malheureux du rachat de M6, l’affaire capote. Coup dur pour Tavernost, qui avait vendu son nouveau groupe comme l’arme fatale pour lutter contre la suprématie des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). « La bataille était perdue d’avance, déclare Fabrice d’Almeida, historien des médias, professeur à l’université Panthéon-Sorbonne. Face à Netflix et aux plateformes de la Silicon Valley, on restait des lilliputiens, même en étant regroupés. »
Après cette bérézina inattendue, et malgré tous les efforts déployés devant la commission d’enquête parlementaire, courant 2022, Nicolas de Tavernost est désemparé, groggy. Il est à deux doigts de tout plaquer. Après tout, à 73 ans, pourquoi ne pas souffler, retourner dans son fief de la Dombes ? Taper le baratin avec Conor l’Agricultor et chercher avec lui des méthodes inédites pour effectuer la moisson avec des drones ? Ou encore travailler la vigne à l’aide de l’intelligence artificielle ?
Nicolas de Tavernost l'insubmersible
Théâtre antique
Mais une fois encore, le sort le pousse à retourner dans la mêlée. Pour ne pas rester les mains dans les poches, il accepte le poste de vice-président de GL Events, société de communication et d’événementiel que lui propose son copain lyonnais, Olivier Ginon. Il pense alors poser ses valises dans sa région natale, aller visiter quelques caves à Juliénas ou Saint-Amour, retourner à Trévoux, sur la terre de ses ancêtres, devenue une petite base nautique en bord de Saône. Mais cet homme a la bougeotte. Il n’est pas encore rassasié. Lorsque l’armateur marseillais Rodolphe Saadé lui propose le poste de vice-président de CMA Média, sa filiale audiovisuelle, puis de directeur général de RMC-BFM, il repique au jeu. C’est plus fort que lui. RMC, c’est aussi le foot, le secteur qui continue de le titiller. Il estime y avoir encore quelques missions à accomplir. Lorsque Vincent Labrune, président de la Ligue de Football, lui propose de diriger LFP Media, la nouvelle chaîne qui s’apprête à diffuser le championnat de France, il craque. Il sait qu’il plonge la tête la première dans un terrain miné, tant les rapports entre les différents acteurs télé sont tendus. Trop de cadavres dans les placards. Par précaution, il rend visite au patron de Canal +, Maxime Saada, pour lui demander conseil. La réponse est cinglante. « Il a eu cette formule, raconte Nicolas de Tavernost. “C’est comme si tu conduisais un camion sans frein dans une descente rapide”. » Traduction : c’est le casse-pipe assuré, pourquoi te mettre dans une pareille galère ?
Le président du directoire de Canal + a des raisons de s’inquiéter. Il a vécu des épisodes douloureux, voire humiliants, avec Vincent Labrune. À deux reprises, ce dernier l’a évincé des droits télé du championnat au profit de Mediapro, société quasi fantôme, plus que douteuse,  aujourd’hui disparue, et plus récemment en faveur de la plateforme américaine Amazon. « C’est le cadavre dans le placard dans ce dossier, résume Vincent Duluc, éditorialiste de L’Équipe, l’un des meilleurs connaisseurs du ballon rond. Il avait le choix entre la retraite ou devenir le sauveur du foot français. Après tout, cet homme a du panache. Ce n’est pas si fréquent. » Sa nouvelle mission : pacifier le climat détestable qui a terni l’image du football français.