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Tadej Pogacar, le dominateur du Tour, n’était pas un enfant prodige du vélo
POGACAR AU SCANNER (4) Contrairement à la légende, des observateurs rappellent qu’à l’adolescence, le futur champion slovène n’était pas si rayonnant. Mais, en cyclisme, la détection des talents demeure une mécanique complexe et remplie d’erreurs
PIERRE CARREY , COURCHEVEL
Tadej Pogacar est-il le plus grand talent naturel de sa génération ou bien a-t-il été transformé par UAE-Team Emirates, l’équipe dirigée par le Tessinois Mauro Gianetti? Une fois n’est pas coutume, ce jeudi, le maillot jaune du Tour de France a laissé la victoire d’étape à l’Australien Ben O’Connor (Jayco-Alula), au sommet du col de la Loze, en Savoie. La question de la «fabrication» de Pogacar reste un élément central de discussion dans le milieu. Plusieurs témoins contestent en effet le récit selon lequel il a toujours été un prodige, édifié en 2020 pour légitimer son premier sacre dans le Tour, à 22 ans, et accentuer sa différence avec Vingegaard, révélation tardive, encore plus mystérieux dans sa progression.
Mais pourquoi le découvreur de talents, Joxean Fernandez Matxin, bras droit de Mauro Gianetti, a-t-il fait le déplacement en mars 2017 sur une obscure épreuve croate, l’Istrian Spring Trophy, pour engager un coureur slovène en apparence «moyen»? Le recruteur flashe sur Pogacar, 18 ans et demi, qui se classe quatrième. En raison des «chaussures», prétend-il. Celles de Pogacar ont environ quatre ans d’âge. «A ce moment-là, j’ai compris que c’était un super bon coureur et qu’il avait une marge de progression énorme», aime à raconter le dénicheur de champions. Une histoire de souliers, vraiment? En tout cas, ce n’est pas son palmarès qui a pu capter l’attention.
Au contraire d’un Remco Evenepoel, qui gagnait tout au même âge, Tadej Pogacar a pataugé dans son adolescence. Retard de croissance entre ses 11 et 14 ans puis léger surpoids à 17 ans. En 2015, Pogacar n’est que 4e du Tour du Léman. Un adversaire avoue n’avoir «aucun souvenir de lui». En 2016, le Bernois Marc Hirschi lui inflige presque 3 minutes au Tour du pays de Vaud. En 2017, Pogacar est troisième des Championnats d’Europe derrière deux Français, et Emilien Jeannière, médaillé d’argent, relate dans Ouest-France: «C’était un coureur comme un autre. Enfin, un bon coureur, mais il n’était pas au-dessus du lot.»
Quelles données échangées?
Mais le recruteur fait signer un précontrat professionnel à un cycliste qui entre péniblement dans les 20 plus performants de sa classe d’âge. Souvent, «on» renseigne Matxin et le «on» pourrait être l’entraîneur de Pogacar, Andrej Hauptman, ancien pro, interdit de Tour de France en 2000 pour un taux de globules rouges trop élevé. De toute évidence, Hauptman et Matxin échangent des informations. Les données de puissance?
Ces watts sont relativement transparents, archivés sur le réseau social Strava et, à vrai dire, les chiffres se révèlent peu spectaculaires selon un cycliste passionné par le sujet, sondé par Le Temps. «Trois cents watts normalisés sur quasiment cinq heures [dans une épreuve autrichienne en 2017] à 18 ans, entre 62 et 66 kg de poids, c’est plutôt beaucoup mais ça reste atteignable, les très bons coureurs peuvent avoir des data similaires.» Et si Matxin avait fait passer des tests génétiques à Pogacar, afin de déterminer son potentiel dans le cyclisme, comme le suggèrent plusieurs équipes rivales? Interrogé par Le Temps en 2024, le recruteur a catégoriquement nié: «Nous n’avons jamais soumis nos coureurs à des analyses génétiques.»
Toujours est-il qu’un an et demi après cette rencontre, Tadej Pogacar s’adjuge le Tour de l’Avenir, le Tour de France des 19-22 ans. Une prestation souvent invoquée dans la légende de sa supériorité éternelle. «Il ne m’a pas forcément plus impressionné que les autres vainqueurs, David Gaudu (2016), Egan Bernal (2017), et je dirais même que j’ai davantage été marqué par Tobias Foss (2019), nuance Pierre-Yves Chatelon, l’entraîneur de l’équipe de France. Pogacar n’a pas sur-dominé le Tour de l’Avenir comme il le fait actuellement sur le Tour de France.» Le sélectionneur lui reconnaît un tour de force: «Tadej Pogacar a gagné pratiquement sans équipe et, le dernier jour, il bouche 1 minute 30 sur le peloton, après avoir manqué la chute de peu.»
Une marge de progression
Il est étonnant de constater que les coureurs repérés par Joxean Fernandez Matxin finissent par écraser le Tour de l’Avenir quelque temps après avoir paraphé un contrat avec le Team UAE. Le Mexicain Isaac Del Toro (2023) et l’Espagnol Pablo Torres (2024) ont suivi le même destin. Mais Matxin sait débusquer les futurs vainqueurs, concède Chatelon: «Il a l’œil du maquignon!» En outre, Chatelon attribue à Pogacar «un fort potentiel naturel, même si on ne sait pas lequel». «C’est une chance de ne pas être dans les tout meilleurs chez les jeunes, car on a une marge de progression. D’ailleurs, Pogacar n’a pas été immédiatement rangé dans la catégorie des coureurs de grands Tours, la Slovénie l’a testé sur Paris-Roubaix juniors. Cet apprentissage sur la durée et cet éclectisme ont pu l’avantager.»
«L’identification des talents» reste un processus complexe, rempli de «biais de sélection», autrement dit d’erreurs d’appréciation, confirme Jens Voet, entraîneur dans la réserve du Team Tudor. Ce spécialiste de la physiologie vient de terminer une thèse de doctorat sur ce sujet, auprès de l’Université libre d’Amsterdam. Après avoir analysé 2854 profils de jeunes coureurs entre 2005 et 2016, Voet constate des lubies et des angles morts chez les recruteurs.
Ainsi, «l’influence anthropométrique» pénalise des petits gabarits de grimpeurs dans des pays où les épreuves tests consistent en des contre-la-montre pour gros rouleurs. Sans parler de certains tests qui ne permettent pas de mesurer correctement la «durabilité» d’un coureur, sa capacité à tenir haut et longtemps dans l’effort. Impossible, donc, de s’en tenir au passé de Tadej Pogacar pour légitimer ou discréditer ce qu’il fait au présent.
«Nous n’avons jamais soumis nos coureurs à des analyses génétiques»
JOXEAN FERNANDEZ MATXIN, DÉCOUVREUR DE TALENTS
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Le Temps