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Critique de la culture troll (1)
Publié par Denis Colombi on 10 septembre 2012
Si vous n'avez pas suivi mes aventures estivales, sachez que j'ai péché : oui, j'ai blasphémé contre le dieu Humour, celui qui pardonne tout, qui permet tout. Mon âme étant perdue, autant continuer : il est un autre dieu païen, produit de l'Internet, qui mérite que l'on s'attarde sur son cas. Et ce dieu, c'est le troll. Car on ne trouve nulle part ailleurs que dans le troll l'usage le plus systématique et le plus appuyé de l'humour comme excuse et comme justification. La "culture troll", loin de se limiter aux seuls trolleurs, inspire en fait une grande partie des relations en ligne. Et il est peut-être temps de la mettre en question.
Image empruntée ici
Le troll, on le sait, est cette pratique très particulière qui consiste à poursuivre une discussion dans le seul but d'énerver les gens. Comme le dit Wikipédia :
En argot Internet, un « troll » est une personne qui participe à une discussion ou un débat (par exemple sur un forum) dans le but de susciter ou nourrir artificiellement une polémique, et plus généralement de perturber l'équilibre de la communauté concernée.
Vous en avez sans doute déjà croisé. On peut diviser, basiquement, les trolls en deux catégories : d'un côté, les trolls "à leur corps défendant", qui s'engagent sincèrement dans un débat et sont étiquetés comme trolls par les autres soit du fait de leur comportement, soit comme moyen de les faire taire ; les trolls "professionnels", individus ou communautés qui prennent cela comme un jeu. Le but est alors d'énerver l'adversaire, de le faire sortir de ses gonds, si possibles en le choquant au maximum. C'est à cette deuxième catégorie que je vais m'intéresser ici, laissant la première de côté.
Les Inrocks ont récemment publié un article retraçant le parcours d'un de ces trolls. On y découvre le parcours d'un jeune homme, Nicolas, que la justice poursuit pour "provocation à la commission d’atteintes volontaires à la vie, d’atteintes volontaires à l’intégrité de la personne et d’agression sexuelles". Avec des amis, il s'était ainsi livré à la saine pratique de troller la page facebook où un père parlait de son fils autiste. Ce que souligne cet article, finalement, c'est que l'on a à faire à une "culture troll".
“La première fois, j’avais 16 ans. J’avais adhéré à un groupe Facebook qui s’appelait “Il n’y a pas de pédophile, il n’y a que des enfants faciles”. A l’époque, mon profil Facebook était encore à mon vrai nom et correspondait à de ‘vraies’ connaissances : 99% d’entre elles ont pris la blague pédophile au sérieux. J’ai trouvé ça drôle, c’est devenu un jeu avec quelques potes.” [...]
Avec sa bande, il se met à créer des groupes Facebook aux titres provocants. Sur MSN, les potes se refilent les liens des pages Facebook “les plus foireuses“, et s’attaquent à leurs auteurs. Les soirs où il boit, Nicolas est “plus virulent“. “Nos comptes Facebook ont vite été bloqués“. Pas grave, Nicolas est déjà loin. Il s’est créé des dizaines de nouveaux profils plus fake les uns que les autres.
Non seulement l'activité est collective, et non individuelle, non seulement elle s'appuie sur des interactions et des échanges entre les membres d'un groupe - échanges électroniques mais aussi rencontres irl (in real life) -, mais en plus, et surtout, elle repose sur un ensemble de représentations, significations et normes partagées. Se livrant à une activité qui, par certains aspects, peut être vue comme déviante, le troll doit pouvoir fournir et se fournir une grille de lecture du monde qui lui permet de "retourner le stigmate" comme le disait Goffman. De la même façon que le fumeur de cannabis pourra donner des dizaines de bonnes raisons à sa consommation, le troll pourra justifier de toutes sortes de façons son activité : il s'agira d'expliquer que le troll sert à châtier des gens qui le mérite, les "kikoos" ou "kévin", ceux qui n'ont pas d'humour... ou dans le cas de Nicolas, un homme qui, selon lui, "exhibe" son fils. Ainsi, dans la représentation du monde partagée par ceux qui se rallient à la culture troll, on a à faire à de courageux justiciers luttant contre la bêtise du web.
“Les blagues ne sont pas spécialement drôles en soi ; elles cherchent surtout à faire réagir ceux qui nous prennent au sérieux, ceux qui ne comprennent pas l’humour noir.” Bref, Nicolas jure qu’il ne “pense pas un mot de ce qu’il dit” – c’est ça, le “goût de l’absurde“.
Dans cette construction collective, la référence à l'humour, bien évidemment "noir" et "second degré", tient une place centrale. Elle permet en effet une double qualification : qualification des victimes du troll en responsable de leur malheur - si elles comprenaient l'humour, elles ne s'énerveraient pas, et donc ne seraient pas trollées -, qualification de soi. Cette dernière est très importante : elle permet de se convaincre que l'on ne pense pas vraiment ce que l'on dit, et que donc on est innocent, que ce n'est pas bien grave, et que l'on reste, malgré tout, un type bien. Autrement dit, elle permet de "sauver la face", comme l'aurait dit, une fois de plus, Goffman.
C'est d'ailleurs pour cela que l'une des stratégies préférées des trolls est d'accuser leur adversaire de ne "rien y connaître" (on trouvera de nombreux exemples dès qu'il s'agit de parler des jeux vidéo...) : en faisant de celui-ci un ignorant, on s'autorise plus facilement à le punir.
Mais ce qui est notable, c'est que cette culture troll n'est pas limitée aux seuls trolls professionnels. En fait, elle est assez largement répandue dans les différents acteurs qui participent à Internet : elle intervient pour minimiser l'importance des attaques de troll parce que, finalement, "c'est de l'humour". Le fameux principe "don't feed the troll" est ainsi régulièrement rappelé. Elle sert en fait à demander à ceux qui se sentent choqués par une déclaration à "laisser faire", et partant fait reposer sur leurs épaules, et non sur celles des trolls eux-mêmes, la responsabilité de la dérive d'une conversation, voire des insultes qu'ils reçoivent. Le "don't feed the troll" est l'une des meilleures armes des trolls : elle leur rappelle que la faute n'est pas de leur côté. Elle peut même se manifester dans la façon dont Facebook gère officiellement certaines affaires.
Image empruntée ici : où l'on voit bien comment on peut blâmer les victimes...
Pourtant, il arrive qu'un troll "abuse", qu'il dépasse les bornes du point de vue même des autres trolls, et cela intervient justement quand il abandonne cette légèreté qu'est censé donné l'humour et le second degré. Un bel exemple est donné dans ce récit de DC Women Kicking Ass : l'auteur y explique comment un troll l'a pourchassé et harcelé, créant des comptes différents, et faisant preuve d'une grande violence. Celui-ci, qui a poursuivi de ses insultes d'autres personnes, a été condamné assez largement.
Mais pourquoi en fait ? Il n'a finalement fait que suivre les prescriptions de la culture troll. Simplement, il les a poussé peut-être "un peu trop loin". C'est un point important lorsque l'on s'intéresse à l'application des normes que de noter qu'il est possible d'être déviant en respectant trop les normes. La femme qui joue "un peu trop" le jeu de la féminité sera ainsi considérée comme stupide - pensez aux pompoms girls dans les films/séries américaines - tout comme l'homme qui joue un peu trop le jeu de la virilité - le culturiste boeuf. Il en ira de même de l'enseignant qui pontifie "un peu trop", du trader qui flambe "un peu trop", de l'homme politique qui croit "un peu trop" à son combat... D'une façon générale, l'humour et le "second degré" occupent une place si importante dans notre culture que celui qui ne joue pas son rôle avec un minimum de distance, celui "qui s'y croit", est presque toujours considéré comme un déviant. Le cynisme est peut-être l'une de nos valeurs les plus puissantes.
Il est très important de comprendre que cette culture troll est très précisément ce qui rend possible de tels débordements : elle fournit un ensemble de justifications et de bonnes raisons d'agir à ceux qui dépassent les bornes. Le stalker, c'est-à-dire celui qui se rend coupable de harcèlement, ne fait jamais que de suivre au pied de la lettre les indications de cette culture. De la même façon que le violeur ne fait souvent que suivre au pied de la lettre les prescriptions de la patriarchie - pour ceux qui n'auraient pas vu le parallèle avec la rape culture qu'il y a derrière ce billet. Dans le témoignage recueilli par les inrocks, on peut ainsi lire :
Désormais troll à part entière, le garçon découvre les croisades de ses nouveaux camarades. Certains sont de vrais méchants, qui “pensent ce qu’ils disent“. “Des tarés“. Nicolas ne se met pas dans le même sac. “Moi, j’aime le décalage: dire des choses tellement grosses qu’elles ne peuvent pas être crédibles. Parce qu’en vrai, je suis plutôt un bien-pensant“.
"Bien-pensants" et "vrais méchants" ne partagent pas seulement un même modus operandi - ce qui est déjà assez grave - mais aussi une même culture, de mêmes façons de justifier leurs débordements, ne serait-ce que par le "mais les autres le font aussi". On se souviendra, bien sûr, des risques qu'il y a à rire avec n'importe qui...
La tolérance dominante aux trolls n'est pas pour rien dans la fabrique des débordements. Celle-ci se manifeste généralement par le biais de trois types d'arguments : minimisation : "ce n'est pas grave, c'est que du troll" ; normalisation : "les trolls, c'est comme les cafards, on peut pas s'en débarasser" ; retournement de la faute : "tu n'avais qu'à pas leur répondre, c'est de ta faute". La culture troll, c'est ça. Et cela vaut le coup que chacun y réfléchisse.
PS : pour ceux qui se demandent ce que fait le (1) à côté du titre, sachez que dans un prochain épisode, nous explorerons les liens entre la culture troll et le conservatisme.