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Un joueur peut-il vraiment être privé de Coupe du monde ?
La FIFA et ses six confédérations veulent exclure de leurs compétitions tout club ou joueur qui participerait à une « Superligue » européenne rivale de la Ligue des champions. Mais ce ne serait pas si simple au regard du droit européen de la concurrence.
C'est un front du refus inédit qui s'est dressé la semaine dernière face aux gros clubs européens tentés par la dissidence. Dans un communiqué cosigné par la FIFA et les six confédérations (AFC, CAF, Concacaf, Conmebol, OFC et UEFA), ces instances ont affirmé haut et fort qu'une éventuelle « Superligue » européenne ne serait reconnue ni par l'une ni par les autres.
« Tout club ou joueur impliqué dans une telle compétition se verrait par conséquent interdire de participer à toute compétition organisée par la FIFA ou les confédérations », écrivent les signataires dans une tentative d'éteindre toute velléité privée de concurrencer leurs épreuves - et de menacer les revenus qu'elles leur rapportent.
Difficile d'imaginer que soient privés de toute carrière en sélection des champions du monde comme Paul Pogba ou Anthony Martial, les « Frenchies » de Manchester United, l'un des clubs réputé parmi les plus engagés dans le projet de Superligue.
D'autant que la position très ferme affichée par la FIFA et consorts pourrait se révéler fragile sur le plan juridique à en croire plusieurs sources spécialistes du droit européen. L'avocat Jean-Louis Dupont, défenseur du célèbre Jean-Marc Bosman et « père » de l'arrêt du même nom qui a consacré la liberté de circulation des footballeurs dans l'Union européenne (UE) en 1995, est de ceux-là.
« Une telle déclaration commune de la FIFA et de ses six confédérations est, au regard du droit européen de la concurrence, une« décision d'associations d'entreprises » qui viole frontalement le droit de la concurrence puisque cette décision a pour objectif d'empêcher la création d'une compétition footballistique concurrente. On interdit à un certain nombre de clubs (qui sont des entreprises) de créer un produit nouveau et de le mettre sur le marché », avance l'avocat belge.
Le précédent des patineurs
Un précédent apporte de l'eau au moulin des plus sceptiques quant à la légalité de la sanction envisagée par les instances internationales du football. Pas plus tard qu'en décembre dernier, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a rendu un arrêt confirmant une décision de la Commission européenne qui avait donné raison en 2017 à deux patineurs de vitesse néerlandais qui contestaient le règlement de la Fédération internationale de patinage (ISU) leur interdisant de participer à des épreuves organisées par des tiers, sous peine de sanctions pouvant aller jusqu'à l'exclusion à vie des JO et des Mondiaux.
« On pourrait certes avancer que la situation est un peu différente pour les footballeurs, parce que les compétitions internationales sont moins essentielles pour eux que les JO ne le sont pour les patineurs, commente auprès de l'AFP Antoine Duval, spécialiste de droit du sport à l'institut Asser de La Haye. Mais sont-ils prêts à faire une croix sur la Coupe du monde pour participer à la Superligue ? La seule menace de les exclure pourrait tomber sous le coup du droit européen de la concurrence. » On revient toujours à cette priorité de l'UE.
« Cela fait des décennies que la Commission européenne avertit les acteurs du sport professionnel qu'ils doivent se comporter comme n'importe quel autre opérateur économique et qu'ils doivent se soumettre au droit - entre autres - de la concurrence », nous rappelait à l'époque de l'affaire ISU Thierry Granturco, avocat à Paris et Bruxelles, spécialiste du droit du sport. Problème, selon lui : « Les fédérations sportives ont préféré réagir en demandant une exception sportive, à savoir une dérogation de l'application de ces règles à leurs pratiques, plutôt que d'essayer de s'adapter. C'est une stratégie qui est vouée à l'échec. »
Un vieux serpent de mer
Dans la « bataille juridique » qu'elles voient poindre, la FIFA et ses confédérations auraient quand même des arguments à faire valoir, note Antoine Duval. « La décision de la Commission dans l'affaire ISU semble autoriser par exemple la protection de leur calendrier, ce qui pourrait être utilisé par l'UEFA puisque la Superligue concurrencerait directement sa Ligue des champions. Elles peuvent aussi invoquer leur modèle de solidarité, c'est-à-dire leur capacité à redistribuer l'argent des droits TV pour soutenir les clubs moins riches et le foot amateur, face à un projet privé et purement lucratif. » Et encore dans les limbes.
Régulièrement aperçu depuis des années dans les eaux européennes, le serpent de mer de la Superligue a refait une apparition spectaculaire fin octobre dernier lorsque le président (démissionnaire) du FC Barcelone, Josep Maria Bartomeu, a annoncé publiquement que le club catalan accepterait d'y participer.
Outre le Barça, le Real Madrid et Manchester United sont régulièrement cités parmi les gros clubs partisans de ce projet qui ressurgit comme par enchantement à chaque fois que des négociations s'engagent avec l'UEFA sur le format de la Ligue des champions et la répartition de ses juteux droits TV, comme c'est le cas actuellement pour le cycle 2024-2027 (une décision du Comité exécutif de l'UEFA est attendue avant le prochain congrès de l'organisation, le 20 avril).
Selon les indiscrétions distillées à plusieurs médias européens la semaine dernière, la compétition agitée comme un épouvantail par certains des cadors du « Big 5 » (le Bayern, la Juve et le PSG seraient les moins enclins à y prendre part) rassemblerait vingt équipes dont quinze seraient inamovibles. Elles se répartiraient en deux groupes de dix et s'affronteraient en milieu de semaine dans une formule Championnat, les quatre premiers de chaque groupe se qualifiant pour un « Final Eight ».
En joignant leurs forces dans leur intérêt bien compris - soutien de l'UEFA à la Coupe du monde des clubs et de la FIFA à la Ligue des champions -, les deux instances tentent de dissuader l'émergence de projets privés concurrents - ou d'en dissiper le pouvoir de pression -, mais elles restent sous la menace de la jurisprudence de la CJUE. « Certains de nos clients nous ont mandatés afin d'examiner l'opportunité d'agir en justice contre cette décision illicite de la FIFA et de ses confédérations », prévient Me Dupont.